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Drik
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Extrait de l’éditorial de la revue Cassandre / Horschamp n° 68
Un espace de moins en moins public
L’espace du désir partagé Par Nicolas Roméas

Lorsque, il y a quelques années, j’ai visité pour France Culture le lieu de théâtre de Jean-Pierre Guingané à Ouagadougou, Jean-Pierre m’a joliment mené en bateau. « Venez, je vais vous montrer notre plus bel espace scénique. » Il m’ entraîna dehors, derrière l’ancienne caserne qui lui servait de bureaux, là où le sable commençait le désert. Après que nous ayons marché quelques minutes, il s’arrêta et dit : « Voilà, c’est ici. C’est notre plus bel espace scénique. » Comme je ne voyais rien que du sable alentour, il m’indiqua des traces à peine visibles qui délimitaient plus ou moins un cercle sur le sol, et ajouta simplement : « La nuit, nous plantons ici des flambeaux et, dans le cercle, des gens racontent. »
Je me suis alors souvenu : l’espace du théâtre, l’espace du poète, l’espace de l’art, est un espace consacré. C’est le geste qui consacre l’espace, la volonté que ce geste ait lieu ici et que l’on se rassemble autour de lui. Les lieux dont l’architecture intègre et impose de l’extérieur un rituel obligatoire dispensent de vivre intérieurement et de créer ce rituel.
Si l’on veut que le rituel soit réellément vécu, il faut que ce soit le rassemblement, l’attention, le désir partagé, qui crée son espace, non l’inverse. Où peut-on encore le ressentir, ce moment d’invention, de concentration commune (de recueillement, oserais-je dire), qui est à la source de ce que nous nommons théâtre ? En reste-t-il encore chez nous, de ces espaces vierges que l’on puisse à l’envi consacrer à la parole, au geste, à l’échange, et pas uniquement à ce que nous nommons « spectacle » ?
Et souhaitons-nous que ces espaces existent ?
On appellerait ça l’espace « public », et l’on en ferait différents usages, hors de toute propriété privée, en fonction des désirs et des nécessités. C’est ce qu’évoque ici Patrick Bouchain, grand inventeur d’espaces de travail et de vie. Lorsque le besoin est fort la chose se produit d’ailleurs spontanément, comme par exemple au speaker’s corner de Hyde Park, à Londres... Encore faut-il laisser une place à ce qui n’est pas programmé.
Un espace où il serait possible d’exister dans la beauté du geste, en dehors du rapport marchand. Oui, cela ressemble à une utopie, c’est le cas de le dire.
Le théâtre de rue essaya, il y a une vingtaine d’années, tels jadis à leur façon les saltimbanques, de rendre une certaine liberté, une certaine poésie, une certaine gratuité, aux rues de nos villes modernes. Mais la gestion actuelle de ce que l’on hésite à nommer encore « espace public », impose de telles contraintes que les fragiles règles de l’art, écrasées par celles du contrôle social et du commerce, ne peuvent y survivre. Lorsque tout est placé sous contrôle, l’art ne peut plus réellement agir et créer ses liens invisibles. Il produit alors de l’ersatz, du faux-semblant, du divertissement, au mieux la manifestation plus ou moins codée d’une révolte.
Il s’agit donc bien, réellement, d’une orientation de civilisation, d’un choix de société. Voulons-nous laisser sa place à une pratique
de l’art qui n’en soit pas réduite à la consommation, qui retrouve sa fonction d’outil symbolique commun ?
Sommes-nous prêts à accueillir l’imprévisible et généreuse beauté d’une création collective qui parle à tous et à chacun ? Sommes-nous en mesure de l’imaginer, de la désirer, de la susciter ?
Sommes-nous, aussi, capables de comprendre que les cultures dont la forteresse Europe cherche à se protéger de toute force - cultures porteuses d’un savoir vivre ensemble - détiennent un contrepoison qui nous est aujourd’hui indispensable, celui de la relation ?
Si elles en sont arrivées à un point culminant, ces questions ne sont pas nouvelles. Et Jean-Claude Amara le rappelle dans ces pages, Rousseau critiquait déjà, dans sa Lettre à d’Alembert, un rituel théâtral qui prend la place de la fête populaire en maintenant « un petit nombre de gens dans une antre obscure, craintifs et immobiles, dans le silence et l’inaction... »
C'est quand il n'y a pas grand monde qu'il y a grand-chose

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