entrevue avec l'œil électrique 2/2
D'autres documentaires vous ont été consacrés...
Oui, peut-être une cinquantaine… régulièrement aussi pour les écoles. Percy Adlon a dû en faire 3 ou 4 sur moi, en retrouvant même des images que j'avais oubliées. Il m'a filmé en train de passer des poupées Barbie à la poêle… c'était dans les années 60, maintenant c'est à la mode, tous les grands restaurants font ça !(rires) Je dois dire qu'une grande partie de mon succès, c'est grâce à la télévision.
Il faut dire également qu'il y a des listes noires, il y a des gens que j'ai offensés mortellement. Vous connaissez Greenaway, le cinéaste ? La revue Vogue française a voulu faire une interview de Greenaway, et elle lui a dit : "Vous pouvez choisir la personne que vous voulez pour vous interviewer." Et Greenaway a dit qu'il voulait que ce soit Tomi Ungerer. On lui a dit : "Non, tout le monde, mais pas Tomi Ungerer." Parce que j'ai eu des démêlés avec des gens, je deviens souvent physique… quand je gueule, je gueule et quand je prends quelqu'un par la cravate, c'est comme ça… je ne me suis pas fait que des amis dans certains milieux. Bon, ça change un peu avec votre génération, c'est complètement différent. Je me souviens l'année dernière, pour SM (recueil de dessins sur le thème du sado-masochisme paru en 1999), au printemps, j'ai fait des interviews, et les trois-quarts, c'étaient des jeunes comme vous, moins de trente ans. Mais j'ai laissé derrière moi des traces, et j'ai dit tellement de choses sur la France à une époque : il y a un programme de télévision où je me suis bagarré, c'était effrayant, alors ils ont utilisé ça, ils l'ont appelé Ungerer en colère, et du coup, il y a des gens qui disent qu'un type comme moi, on n'y touche pas. Un type comme Pivot ne m'a jamais interviewé par exemple… il se dit peut-être que je risque de lui foutre une baffe dans la gueule ! (rires) La première interview que j'ai eue à FR3 il y a au moins trente ans, la nana en face de moi était tellement connasse que je me suis levé pour lui foutre une baffe… ils ont dû interrompre le programme, les ingénieurs du son et les techniciens ont dû me sortir du studio. Je lui disais : "Ecoutez, une connasse comme vous, ça n'a rien à foutre à faire des interviews ! Mais vous" êtes la maîtresse du patron ou quoi, qu'est-ce qui se passe ici ?" Curieusement, j'ai retrouvé l'ingénieur du son il y a quelques années... il m'a dit : "Vous vous rappelez, c'est moi qui vous ai tiré du studio !
Le Géant de Zeralda, 1967 - dessin aux lavis et encres sur papier cartonné - 50 x 28 cm
Le chapeau volant, 1970 - dessin à l'encre de Chine et aux lavis d'encres de couleurs sur papier calque - 30,2 x 24 cm
Vous pensez que c'est pour ça que votre travail n'a pas été autant publié en France ?
Je ne sais pas en fait… je sais juste que j'ai eu du mal à trouver des éditeurs. Ce qu'il y a aussi en France, c'est que moi, je suis très diversifié, tous mes bouquins sont différents. Et les Français aiment bien pouvoir dire, quand ils voient un Sempé : "Ça, c'est un Sempé, c'est untel." Le Français, ça le perturbe quand quelqu'un sort des choses complètement différentes les unes des autres. Bon, c'est un peu le cas partout, mais c'est pas le cas en Allemagne par exemple. SM, ici, ça n'a pas du tout marché. Les gens se disent : "Ah ben, non, ça fait des années que j'achète des livres de Tomi Ungerer pour enfants, je vais quand même pas acheter ce SM !"
Comment articulez-vous votre travail, entre les publications pour enfants et celles pour adultes ?
En Amérique, je suis grillé. Il y a sept ans, j'étais encore sur la liste noire arrêtée par le FBI et renouvelée à l'époque de Reagan. Même mes livres pour enfants étaient interdits dans les bibliothèques à cause de mes prises de positions politiques. Car n'oublions pas que je suis arrivé aux Etats-Unis à l'époque de la ségrégation suivie de la guerre du Vietnam. Là où j'ai vraiment signé mon arrêt de mort, c'était devant la convention rassemblant quelque mille deux cents bibliothécaires de livres pour enfants. On m'a attaqué en me disant que puisque je faisais des dessins érotiques (à l'époque je venais de sortir Fornicon), je n'avais pas le droit de faire en même temps des dessins pour enfants. Ce à quoi j'ai répondu : "Si les gens ne baisaient pas, il n'y aurait pas d'enfants et vous seriez sans travail." Et ça, ça m'a grillé.
Etes-vous encore aujourd'hui censuré aux Etats-Unis ?
Là bas, je n'existe pas. Je n'ai pas d'éditeur américain et le dernier, avec lequel j'ai collaboré pendant deux ans, a fait faillite. A partir du moment où vous êtes sur la liste noire, on ne parle pas de vous. Même si vous avez une actualité. Et là, je vous recommande de lire Chester Himes, qui a passé dix-huit ans dans les geôles américaines et dont on vient à peine de publier Harlem Cycle de neuf volumes en Ecosse. Pour moi, c'est le James Joyce noir, mais il n'existe pas aux USA.
Savez-vous quelle perception ont les gens de votre travail dans d'autres pays ?
Non, pas vraiment. Parce que vous savez, je pense que le sourire est international, de même que la satire. J'ai une grande affinité avec les Juifs, car ce sont eux qui m'ont reçu à New York. Seulement, le jour où j'ai dessiné un arabe avec une étoile jaune et un croissant en dessous, je me suis attiré beaucoup d'ennuis. Tout à coup, j'étais devenu antisémite parce que je disais des vérités.
La satire sociale, qui a toujours été une constante chez vous, existe aussi dans vos livres pour enfants...
Oui, oui, oui, dans tous mes livres pour enfants, il y a de la satire sociale. Et je reprendrai ce slogan concernant mes activités au Conseil de l'Europe : "Tous différents, tous égaux". Pour moi, c'est simple : je n'ai besoin ni de religion, ni de Bible. Seule compte la Déclaration des Droits de l'Homme accrochée dans mon bureau.
Affiche pour le Jazz Festival de Zurich, 1980 - reproduction offset - 59 x 33 cm
Avez-vous encore travaillé dans la presse depuis vos collaborations au Monde, au New York Times ou à l'édition américaine de Playboy ?
Non, pratiquement jamais sauf les articles que j'écris sur l'éducation ou des sujets comme ça dans le milieu rhénan (en allemand et en français dans Seize ans d'Alsace, par exemple). Dans un journal, tu peux faire des super dessins chaque semaine ou chaque mois. Mais je ne veux pas devoir faire des choses parce qu'il y a un rythme. Je n'aime pas avoir le couteau sous la gorge même si, dans les années 60, c'est dans la presse américaine que j'ai acquis une certaine notoriété. Je préfère publier mes dessins dans des livres.
Peut-on vous considérer comme un provocateur ?
Je suis provocateur. Il faut réveiller les gens. Chaque fois que je me vois dans le miroir, je me provoque. J'ai pas envie de me voir mais je suis bien obligé de me raser (rires).
Quelles limites, s'il en faut, doit-on avoir dans la provocation ?
Je pense qu'il n'y a pas de limites tant qu'on veut arriver à une chose : mes dessins doivent refléter mon opinion. Le choc produit doit faire passer une opinion qui est basée sur un sens de la justice et une horreur de la violence. Evidemment, quand je montre la violence, même dans les livres d'enfants, on me le reproche. Pourquoi montrer aux enfants les horreurs de la guerre ? On en revient à ce que je disais sur le fait de montrer un camp de concentration à mes enfants.
Je me rappelle avoir vu, en 1993, une exposition de votre collection de jouets. Que représentent ces nombreuses collections d'objets divers que vous avez effectuées ?
Je suis un socialiste pratiquant : je collectionne et puis je donne. J'ai collectionné des jouets pendant des années, j'ai donné ça à la Ville de Strasbourg. Et aussi tous les originaux de mes livres, ça va à la Ville. Mes enfants sont d'accord pour que je lui donne aussi toute ma bibliothèque. Bon, j'ai collectionné parce que j'ai des intérêts multiples. A une époque, j'étais le spécialiste mondial du cerf-volant. Puis un jour, j'ai tout brûlé et je n'en ai plus jamais fait. Je suis marqué par le fait que je n'ai pas de bachot, ni d'éducation. Or ça m'a donné une liberté. En nettoyant les toilettes publiques de Marseille, en m'engageant dans l'armée, en travaillant sur des bateaux, j'en ai bien plus appris. Je suis artisan, moi, je ne suis pas dans l'informatique. Maintenant, je suis foutu, mon dos... je suis handicapé, à 70 ans. Dans mon atelier, les sculptures, c'est fini. Je faisais des pièces pour mon tracteur. J'ai pas mon permis de conduire, mais je réparais les automobiles. Maintenant tout ça, c'est de l'électronique. Alors que moi, je fais mes meubles, j'aime le bois, j'aime toutes ces choses-là. J'ai eu tout le temps d'étudier, que ce soit la botanique, l'anatomie, la minéralogie, la géologie, etc. Dès qu'on s'intéresse à quelque chose, on commence à collectionner. Si tu t'intéresses à la botanique, il y a les herbiers. Mes collections de fossiles et toutes les autres, où vont-elles aller ? Si on a une bonne collection, il faut qu'elle aille à la société. S'il n'y avait pas de collectionneurs, il n'y aurait pas de musée. J'ai sorti le livre sur mon enfance nazie (notamment sur "l'enseignement" en Alsace sous l'Occupation) : des boîtes, des boîtes et des boîtes de documents, une collection unique que j'ai donnée au musée de la Déportation. Il faut que ça serve à quelque chose. Maintenant, je suis arrivé à cette liberté : depuis trois ou quatre ans, je ne collectionne plus rien. Je ne vends pas, je préfère donner. Une trentaine d'expositions sont organisées dans le monde entier tous les ans. Et chaque fois qu'il y a une exposition, mes livres se vendent. Il y a aussi un côté rationnel à ça. On donne pour recevoir - enfin donner c'est quand même plus marrant que recevoir, quoique recevoir c'est quand même pas mal aussi…
Bibliographie et expositions sont plutôt conséquentes : en France, Tomi Ungerer publie notamment ses histoires pour enfants à L'Ecole des Loisirs, et ses dessins et aphorismes au Cherche Midi. Fatras, paru en 1991 aux éditions Vents d'Ouest, donne un bon aperçu de l'ensemble de son travail.
Par Achraf Reda, Morvandiau. / L'œil électrique #16 - 2000