une matinée à l'hôpital
Transmissions :
madame Goguin a vu ses enfants hier, c'était un long voyage
Monsieur Dubahut n'a pas d'appétit, mais il mangerait bien une petite salade du jardin avec un chèvre frais de la Blanchette
il faut masser madame Raudin qui s'enraidit, elle allait mieux jeudi quand je lui ai lu le k, sa main s'est ouverte
madame Caldaire bouge tout le temps, pourvu qu'elle ne tombe
pas au prochain courant d'air
monsieur Picassiette a fait une hypoglycémie, trop d'insuline
il y a eu un vol de nuit chez monsieur Sintexe
Cécile, tu ne voudrais pas aller voir madame Marguerite, elle nous parle tout le temps de son amant d'Indochine et veut lui envoyer son portrait
Renaud, madame Loup a des souvenir si vagues de son passé qu'elle croit toujours qu'elle s'est noyée, tu peux dessiner ses mains qui semblent écrire quand elle fait la cuisine
Florent, monsieur Francis t'appelle, il tord son corps, on dirait qu'il crie et dès que son regard croise la toile que tu as faite de lui, il rit bouche ouverte, ça fait un Léviatan avec un bruit au fond, comme du champagne qui pétille
Les mains de Zaia, de Nicole, de Cécile, de Fabienne ont lavé, baigné, séché, calmé, massé, elles ont changé les draps, nettoyé les tables, briqué les sols, elles ont pétri, épluché, touillé, battu, fouetté, elles ont fait cuire et donné à manger et maintenant elles se reposent lovées autour d'une tasse de café
Et puis y'a la toute vieille qu'en finit pas d'vibrer, mais elle a pas d'oseille et la soupe est pas froide, et la moustache du père cachait pas d'bec de lièvre. L'était boxeur pépé, j'peux pas te dire, petit, comme il savait m'enlacer, ma robe de cuir comme un fourreau... elle fredonne tout le temps, un doigt dans la bouche... c'est ça qu'ils disent les yeux de la vieille.
Je ne veux pas le savoir d'un coup c'est lourd pèse sur l'estomac cette distance entre le souvenir et la réalité assomme aujourd'hui les pertes accumulées de la beauté du plaisir des printemps des chauds étés qui craquent J'entends les violons Marie la pneumonie, les roses blanches à vingt ans sans pénicilline, faut boire Mamie, à cent ans en maison de retraite, elle s'en fout mais résiste encore un peu pour garder le souvenir des blés, des corbeaux, du vent dans les peupliers Un mois qu'elle n'a pas mangé toujours là sous sa pyramide elle attend que Bilal lui envoie son Horus C'est ça que j'ai vu, je sais, sa vie repliée dans un coin de la chambre elle regarde la mort qui se contorsionne s'amuse à l'effrayer de sa langue fourchue Prends le diamant sur sa tête, vive vivre vouivre et passe. Je m'enfuis, mais personne ne voit ça sans être foudroyé. Que ma joie demeure, mieux vaut croire ça ringard. Tous les jours, ici, derrière les portes, sur les grands chemins passent des gens. Chaque porte ouvre sur un théâtre. Ne pas laisser attraper. Je regarde La mer est là qui coule toute grise et qui se brise en écume blanche sur les étraves des piliers des ponts... De Bretagne, de Manosque, d'une ferme bressane, de la vigne et de la cave, de la maison de Milly, de la barrière de Paris, du Jura, de Beauce, du fleuve Niger, de Marie Galante, d'au-dessous du volcan, du trans-sibérien, prends l'eau, Santa-Maria, nourriture des algues bleues, filtre de bois gonflé de nostalgie vénéneuse, vision échouée dans chaque regard lointain croisé ici, aux portes des grandes mines abandonnées, fermées par la magie des runes oubliées.
Gustave